jeudi 19 janvier 2017

Un extrait de "une filiation indésirable".



RWANDA, LE 6 AVRIL 1994 
   
     Deux tirs successifs. Greg reconnut tout de suite le bruit caractéristique d'un missile. Deux longs sifflements, l'un après l'autre. Enfin un peu d'action. Cette journée avait été d'un ennui indescriptible. Après l'aventure qu'il avait vécue la veille, il avait pensé, à tort, que la machine était lancée et qu'il aurait désormais de plus en plus l'occasion de montrer ce dont il était capable.

     Debout à six heures, il avait commencé sa journée par une séance de sport intensif à l’intérieur du camp. Rien de tel pour se mettre en forme. Ensuite, il s'était rendu au briefing de la matinée, où il avait eu la désagréable surprise d'apprendre que leur mission du jour consistait à escorter une délégation de Tutsi dans la région des Grands Lacs. Non, mais pour qui les prenait-on ? Pour des baby-sitters ? Pourtant, en regardant autour de lui, force lui fut de constater qu'il avait été le seul du peloton à réagir de cette manière. Une euphorie générale avait vite envahi l’ensemble des militaires. Tous avaient eu la sensation d'avoir été envoyés en permission. Tous, sauf Greg. Il avait horreur de la nature et passer une journée dans une jungle africaine sous un soleil de plomb ne correspondait pas à l'image qu'il se faisait d'une journée de vacances. Mais les autres avaient jubilé comme si on les avait envoyés boire un whisky dans un bar de Kigali.

     Greg ne comprenait pas leur réaction, mais un ordre était un ordre et il accomplirait son devoir, quoi qu'il arrive. Ils s'étaient donc équipés pour la mission et étaient partis avec quatre jeeps. Greg ne s'était pas trompé. Ils avaient passé la journée à jouer à Gorille dans la brume, le film avec Segourney Weaver qui était sorti cinq ou six ans plus tôt. Greg n'avait pas vu le film. Dans la filmographie de l'actrice, il préférait Alien. Il ne voyait pas l'intérêt de réaliser un film sur une femme qui passe dix-huit ans de sa vie à câliner des gorilles.

     Cinq minutes après être rentrés, Greg entendit le lancement des deux missiles. Il localisa l'origine du bruit et se tourna vers la colline Masaka.

     — Là, cria-t-il. Deux missiles sol-air.

     Plusieurs hommes se joignirent à lui pour contempler le spectacle. Greg anticipa la trajectoire des projectiles et aperçut leur cible : un avion était en approche de l'aéroport de Kanombe. Un Falcon-50. Un petit avion de dix-neuf mètres d'envergure propulsé par trois turboréacteurs. Un jet privé très prisé par les riches hommes d'affaires, mais celui-ci était particulièrement reconnaissable. Il s'agissait de l'avion du président Habyarimana, le chef hutu du gouvernement rwandais. Le premier missile manqua sa cible, frôlant de justesse la queue de l'appareil. La seconde fusée rattrapa l'échec de la première. Elle percuta de plein fouet le flanc du petit avion qui s'enflamma instantanément. Ce fut une grosse boule de feu qui s'écrasa non loin du palais présidentiel sous les yeux ébahis des militaires belges. Après le crash assourdissant, un silence de mort tomba sur la capitale. Plus un bruit. Plus un cri d'oiseau. Plus un battement d'ailes de moustique. Comme si les oiseaux et les moustiques étaient aussi choqués par la mort du président que les humains qui assistaient à cette scène. Comme si les oiseaux et les moustiques respectaient cet homme abattu de sang-froid. Comme si la faune locale craignait autant que la majorité de la population la fin d'un processus de paix dont la réalisation dépendait principalement de cet homme d'État.

     Même s'il avait semblé interminable, le silence ne fut que de courte durée. Tout de suite, les sirènes de l'aéroport, où était stationnée la majeure partie des forces de la Minuar, retentirent. Le lieutenant du Mortier arriva et rassembla la section à laquelle Greg appartenait.

     — Messieurs, cria-t-il, le président rwandais Habyarimana et le président du Burundi sont morts. Leur avion vient d'être abattu. Nos ordres sont d’aller faire le plein avec deux jeeps à l’aéroport et d’y attendre d’autres instructions. Donc, départ dans cinq minutes.

     En arrivant à l'arsenal, la pièce où ils entreposaient leur matériel, ils furent accueillis par la voix emphatique et grésillante de l'animatrice phare de Radio Mille Collines.

     — Nous interrompons nos programmes pour un bulletin d'information spécial. Notre président bien aimé est mort. L'avion présidentiel a été abattu au-dessus de l'aéroport de Kanombe, où réside la force belge des Nations unies. Il ne fait aucun doute que des soldats belges ont tiré de sang-froid sur notre président. D'après nos informations, des témoins ont vu les tireurs sur la colline Masaka et reconnu l'uniforme des militaires belges. Nous qui appelons depuis des mois à se méfier des colonisateurs belges, nous sommes désolés de ne pas avoir été écoutés. Notre président bien-aimé en a payé aujourd'hui les conséquences. Cela ne peut plus durer. Les militaires belges doivent quitter notre territoire national, au lieu de s'acoquiner avec les Tutsis, nos ennemis de...

     Le flot de haine que l'animatrice déversait sur ses auditeurs fut interrompu par un bruit fracassant de plastique brisé. Le lieutenant, furieux, était entré sans rien dire, s'était emparé du transistor et l'avait projeté de toutes ses forces contre le mur.

     — Est-ce que je ne vous avais pas dit que je ne voulais plus entendre cette merde ? Le prochain que je prends à écouter ces conneries, il passe trois jours au trou. Bon, vous n'êtes pas censé vous préparer ?

     Personne ne répondit. C'était une pure question rhétorique. D'ailleurs, le lieutenant quitta la pièce dès qu'il eut achevé sa phrase. Greg ne pouvait s'empêcher de repenser à ce qu'il venait d'entendre. Se pouvait-il que des soldats belges s'en soient pris au président ? Ils avaient accès à des lance-missiles, mais pourquoi auraient-ils fait cela ? Cela semblait invraisemblable. Puis, Greg se rappela l'incident de la veille et le vol des uniformes. Ceux qui avaient assassiné le président voulaient leur rejeter la responsabilité et faire des soldats belges leur bouc émissaire. Il se rappela également la haine qu'il avait perçue dans les regards de la population la veille. Un frisson lui parcourut le dos. La situation ne pouvait pas s'améliorer et en ce moment, il aurait souhaité que le reste de son peloton pense la même chose. Malheureusement, le choc causé par la mort du président s'estompait déjà et la bonne humeur refaisait son apparition sur les visages de ses camarades. Même le lieutenant ne paraissait pas contester le fait qu'on n'ait pas monté les mitrailleuses lourdes sur les jeeps. Le temps était compté. La section se divisa en deux groupes qui prirent place dans les deux véhicules tout terrain prévus pour la mission.

     Le court trajet jusqu’à l’aéroport se déroula sans incident. Ils firent le plein sur le tarmac de l’aéroport, et patientèrent jusque bien après la tombée de la nuit. Les onze hommes commençaient à être fatigués. La journée avait beau avoir été plus touristique qu’opérationnelle, elle n’en avait pas moins été éreintante. Personne cependant n’osa s’aventurer à fermer les yeux. Ils étaient en situation de crise, et devaient être disponibles à tout moment. Vers deux heures du matin, le lieutenant reçut de nouveaux ordres du quartier général, qu’il communiqua à ses hommes séance tenante.

      — La population commence à s’agiter. On peut s'attendre à des émeutes dans la région. Madame Agathe veut faire une allocution à la radio pour dire à la population de se calmer. Nos ordres sont d'aller la chercher et de l'escorter au studio de Radio-Rwanda. Prenez quelques bidons d’essence, on repasse à Viking chercher les deux autres jeeps.

     La situation était loin d’être aussi calme qu’auparavant. Ils arrivèrent sans encombre jusqu’à leur cantonnement, mais beaucoup d’indigènes étaient descendus dans la rue et leur comportement à l’égard des militaires n’avait rien d’affectif. Certes, Greg ne se souvenait pas qu’il l’ait jamais été, mais l'antipathie qui empestait l'atmosphère était telle qu'elle en devenait presque palpable. Certains gueulaient, d’autres les menaçaient, d’autres encore crachaient sur leur passage. Après avoir récupéré les deux autres jeeps, ils prirent la direction du domicile d’Agathe Uwilingiyimana, le Premier ministre du Rwanda.

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