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samedi 10 décembre 2016

EN EXCLUSIVITÉ - UNE FILIATION INDÉSIRABLE : Les deux premiers chapitres.



CHAPITRE 1

(Le 11 septembre 2014)


Noir. C'était en noir qu'Henning aurait dû repeindre les murs de son nouvel appartement, un trois-pièces de soixante mètres carrés. Sa femme, experte en feng shui, lui avait toujours ressassé les oreilles avec le fait que l'appartement reflétait l'âme du ou des propriétaires. Au moins, s'il avait repeint les murs en noir au lieu de ce blanc stérile qu'il s'était cru obligé d'acheter, ça aurait vraiment reflété son état d'esprit actuel.
— Entrez, Monsieur Müller, lui avait dit quelques mois plus tôt Hans Bernstein, le chef du personnel du Frankfurter Kurier, le journal pour lequel Henning travaillait comme rédacteur depuis cinq ans. Vous n'êtes pas sans ignorer la situation critique dans laquelle notre secteur tout entier se trouve. La digitalisation du monde de l'information a provoqué un changement de comportement chez nos lecteurs qui maintenant préfèrent l'information gratuite en ligne à l'achat du format papier. C'est pourquoi nous ne pouvons plus nous permettre d'employer autant de personnel et je regrette de devoir vous annoncer que vous êtes licencié à partir du mois d’octobre.
Henning était d'abord resté sans voix, se demandant à combien de personnes ce petit con de chef avait pu répéter ce discours appris par cœur, dénué de toute empathie. Sa vision de l'avenir s'était effondrée d'un coup à ce moment-là. Comment allait-il annoncer la nouvelle à sa femme ? Il lui avait fallu trois jours pour accumuler suffisamment de courage pour le lui annoncer. Trois jours durant lesquels il avait cherché les mots adéquats et la manière de l’exprimer. Une ou deux phrases qui auraient communiqué la triste réalité, mais sans la gravité qu'il y voyait et peut-être même en y ajoutant une note d'optimisme. Cependant, le matin du troisième jour, comme il n'avait toujours rien trouvé, il s'était surpris à dire la vérité toute crue :
— Je suis viré !
Au début, Léonore ne l'avait pas si mal pris, mais après le temps de la consolation, les disputes s'étaient multipliées, et leur relation avait fini par se rompre. Malgré les dizaines de CV qu'il avait envoyés dans toute l'Allemagne, il n'avait toujours pas retrouvé d'emploi et elle ne pouvait s'empêcher de l'en culpabiliser. Il avait donc pris un appartement dans le quartier Saint-Martin de Darmstadt, une petite ville agréable située trente kilomètres au sud de Francfort. Il avait déménagé le week-end précédent, mais il n'avait pas encore vraiment emménagé. Certes, les meubles étaient plus ou moins à leur place, mais aucune des innombrables caisses n'avait encore été rangée.
Il lui restait trois semaines de vacances à prendre avant la date officielle de son licenciement. La veille avait donc été son dernier jour à la rédaction du Frankfurter Kurier. Sachant que personne ne l'attendait à la maison, il n'était pas rentré tout de suite. Au lieu de cela, il s’était précipité dans un des bars du voisinage au nom prometteur : « Carpe Diem ». Il ne savait plus combien de bières il avait bues, mais au mal de crâne qu'il ressentit au réveil, il en estima le nombre à... beaucoup trop. Décidément, cette première journée de chômage commençait du tonnerre. La première chose qui traversa son esprit embrumé fut le mot « café ». Et ce mot seul lui donna la force de se rendre dans la cuisine.
Cette petite machine à café compacte était le seul objet qu’Henning avait déjà sorti de sa caisse et installé bien en vue dans la cuisine. Après tout, il s'agissait là d'un appareil de première nécessité. Rien qu'à entendre le moulin électrique moudre les grains de café et à renifler l'arôme torréfié qui se dégageait de ce percolateur des temps modernes, il sentit la brume qui lui envahissait le cerveau se disperser et après deux ou trois gorgées du breuvage miraculeux, il distingua même l'une ou l'autre pensée logique. Il ouvrit le réfrigérateur dans le but de se préparer un bon petit déjeuner qui lui calmerait l'estomac, malheureusement, son frigo était plus vide que tous les verres de la veille dont il gardait un vague souvenir.
Il n'y avait plus qu'un seul moyen d'éliminer les milligrammes d'alcool résiduels. Il enfila une tenue de sport, activa le lecteur mp3 de son smartphone et sortit de son appartement. Après une heure de jogging intensif dans le Herrngarten, un de ces grands espaces verts situés au cœur de la ville, il ne subsistait de la gueule de bois d’Henning qu'un léger picotement situé derrière son sourcil droit. Il avait toujours considéré le sport comme un remède à tous les maux. Bien sûr, sa condition s'était amoindrie. Il faisait moins de musculation, il buvait plus d'alcool qu'auparavant et il avait recommencé à fumer. Mais même s'il s'était légèrement empâté au cours des derniers mois, il restait un colosse musclé capable de courir une heure sans s'arrêter.
De retour dans son appartement, il prit soudain conscience de l'ennui que représentait la vie telle qu'elle s'offrait à lui. Il était seul. Il résista à l'envie de se vautrer devant la télévision et, déterminé à rendre cette journée un tant soit peu constructive, il entreprit de se consacrer entièrement au rangement des caisses pleines qui jonchaient l’appartement. Au fur et à mesure que les caisses disparaissaient et que les étagères se remplissaient, il sentait que sa vie s’améliorait. Malheureusement, ce sentiment de bien-être s'estompa rapidement. Lorsqu'il ne resta plus que trois lourdes caisses pleines d'albums photo, il s'assit sur le sol et commença à feuilleter les lourds volumes. Henning fut très vite rattrapé par la nostalgie. L'un après l'autre, il revisita les chapitres achevés de sa vie, bien conscient qu'un nouveau commençait aujourd'hui. Au fur et à mesure qu'il tournait les pages de son album de mariage, il se remémorait à quel point il avait été heureux ce jour-là. Léonore resplendissait. Henning s'en souvenait comme si cela s'était passé la veille, alors qu'en fait, dix-huit ans s'étaient écoulés depuis ce jour. Pascal, son meilleur ami à l'époque, lui avait dit lors de son enterrement de vie de garçon qu'il faisait une erreur. Henning avait mis cette réflexion sur le compte de l'énorme quantité d'alcool qu'ils avaient consommée et l'avait purement et simplement ignorée. Pascal, quant à lui, n’avait jamais plus abordé le sujet. Il avait tort. Un mariage qui dure dix-huit ans ne peut pas être une erreur. Il le dirait à Pascal la prochaine fois qu’il en aurait l’occasion. Il devait bien admettre que le contact avec Pascal s'était considérablement étiolé ces quinze dernières années, depuis qu’il était retourné vivre en Belgique. Depuis lors, ils s'étaient contentés d'un ou deux coups de téléphone par an et cela devait bien faire cinq ans qu'ils ne s'étaient pas revus. D'un seul coup, il fut projeté vingt ans en arrière. Les années de complicité qu'il avait partagées avec son ami lui revinrent en mémoire : les fêtes estudiantines, le carnaval, les soirées-guitare, les semaines de bloque et les examens. Ils s'étaient rencontrés à l'université de Mayence au début de leurs études de journalisme et jusqu'à aujourd'hui, le contact ne s'était jamais rompu. Il ressentit soudain une envie irrésistible de reprendre contact avec son ami de jeunesse et se promit de l'appeler au plus vite.
Il rangea les derniers albums sur l'étagère et regarda autour de lui avec la fierté du travail accompli. L'appartement paraissait nickel, mais également très vide. Plus de femme, plus de travail, plus d’amis. Ses réflexions déprimantes furent interrompues par la sonnerie de son smartphone. Sur l'écran apparut un numéro commençant par l’indicatif  +32 , l’indicatif de la Belgique. Il fit glisser son pouce sur la touche virtuelle verte et amena le téléphone à son oreille. Ce que son interlocuteur lui annonça le fit pâlir. Un air d'incompréhension s'imprima sur son visage. Le seul mot qu'il fut capable de prononcer à ce moment-là fut :
— Quoi ?



CHAPITRE 2

(Le 14 septembre 2014)


Un jeune homme aux cheveux longs chantait en s'accompagnant à la guitare dans la grande salle du crématorium.

Lors, montant sur ses grands chevaux,
La mort brandit la longue faux
D'agronome
Qu'elle serrait dans son linceul
Et faucha d'un seul coup, d'un seul
Le bonhomme.

Comme il n'avait pas l'air content,
La mort lui dit : « ça fait longtemps
Que je t'aime.
Et notre hymen à tous les deux
Était prévu depuis le jour de
ton baptême ».

Ce couplet attira l'attention d'Henning et lui rappela le hit allemand Er war geboren um zu leben, qui avait eu tant de succès quelques années auparavant. Jamais Henning n'avait ressenti jusque-là une douleur aussi intense en pensant à une chanson, mais c'était également la première fois qu'il devait faire face à la mort d'une manière si personnelle. Sa grand-mère était morte quand il avait cinq ans, mais cela ne comptait pas. Les enfants percevaient la mort différemment des adultes. Peut-être fallait-il d'abord avoir vécu assez longtemps pour pleinement avoir conscience de ce que l'on perd quand quelqu'un s'en va. Et comme si être triste ne suffisait pas, un sentiment de culpabilité vint s'ajouter à la montagne d'émotions qui s'entrechoquaient déjà à l'intérieur de son âme en faisant un boucan de tous les diables. Er war geboren um zu leben. Il était né pour vivre. Croquer à pleine dent la pomme de la vie, comme ils disaient dans le cercle des poètes disparus. Combien d'occasions de rire, de discuter devant un bon verre de vin avaient-ils manquées ? La distance entre Liège et Francfort n'expliquait pas tout et au fond, ce n'était pas si loin. Que sont trois cent cinquante kilomètres à l'heure actuelle ? Il avait l'impression d'avoir appuyé sur la touche « pause » de sa télécommande, le temps de vivre une autre vie, et qu'un jour, il pourrait reprendre sa vie là où il l'avait interrompue. Malheureusement, ce ne sera plus possible maintenant qu'un cinglé avait tiré une balle dans la tête de son ami. La tristesse se transforma en une colère indescriptible qui lui brûlait les tripes. Une colère envers la terre entière, mais surtout dirigée contre lui-même.
Entre-temps, le guitariste avait arrêté de chanter et cédé la place au maître de cérémonie qui lisait un extrait du « Petit Prince ». Pour Henning, il s'agissait d'une cérémonie funèbre on ne peut plus inhabituelle. Il n'y avait ni prêtre ni pasteur pour diriger la cérémonie, seulement un employé du crématorium. Autre fait curieux, il ne releva aucune allusion à Dieu, aucun passage biblique servant de fil rouge à la cérémonie. Au lieu de cela, chacun pouvait dire quelques mots, lire un poème ou chanter une chanson. Il se souvint de vives discussions sur la religion qu'il avait eues avec Pascal au bar de l'université. Pascal était un athée convaincu et affirmait à qui voulait l'entendre qu'il fallait réduire l'influence des religions sur la société. Henning pensait plutôt que les religions étaient nécessaires, notamment pour confirmer le caractère chrétien de la population. Après tout, la plupart des lois actuelles sont fondées sur les dix commandements et sur les lois du christianisme. Pascal aurait répondu que les Grecs, les Romains et les Égyptiens avaient proscrit le meurtre et le vol bien avant la naissance du Christ, mais le colosse germanique n'en était pas plus convaincu pour autant. Des athées comme Pascal, il y en avait en Allemagne aussi, mais ils restaient très minoritaires. Henning avait toujours pris son ami pour un oiseau exotique, mais apparemment, ce phénomène était beaucoup plus répandu en Belgique qu'en Allemagne s'il y avait des enterrements laïques.
Après la lecture du Petit Prince, une jeune femme prit la parole :
— Je voudrais rendre hommage, au nom de l'équipe du journal Liberté nationale, à cet excellent collaborateur qu'était Pascal Blanchard. Il était non seulement un journaliste exemplaire, mais c'était aussi un ami très cher pour beaucoup d'entre nous.
À ces mots, Henning sentit sa culpabilité remonter à la surface. Étaient-ils, lui et Pascal, de très chers amis ? Certes, ils l'avaient été lorsqu'ils étaient ensemble à l'université, mais c'était il y a longtemps.
— C'était un rédacteur minutieux, prenant toujours soin de vérifier ses sources. Il menait des enquêtes dignes de Sherlock Holmes. Jamais il n'aurait écrit quelque chose dont il n'était pas sûr à cent vingt pour cent. Pascal était un vrai justicier, traquant la vérité, où qu'elle soit. Il a par exemple suivi de près le dossier du Monstre de Charleroi, l’affaire de pédophilie qui a secoué notre pays il y a quinze ans. Durant quatorze mois, il a enquêté sans relâche pour retrouver les fillettes disparues. Depuis, il n’a cessé de combattre l’injustice avec son arme de prédilection : la vérité. Il a aidé à rendre ce monde un peu plus sûr et je lui en serai à jamais reconnaissante. Il va me manquer.
Il y avait tant d'émotion dans la voix de la jeune femme qu’Henning ne douta pas une seconde de sa sincérité. Il se demanda même si leur relation n'allait pas plus loin qu'une simple amitié. Était-il possible que son ami ait eu une aventure extraconjugale ? Henning ne l'en aurait pas blâmé : cette femme qui se tenait devant lui et qui portait Pascal aux nues était très loin d'être affreuse, que du contraire. Elle devait avoir la trentaine et faisait preuve d'un charme à toute épreuve. Ses longs cheveux noirs bouclés lui tombaient sur les épaules et encadraient de manière adorable son visage rond. Juchée sur de hauts talons qui lui allongeaient les jambes, elle était presque aussi grande qu'Henning. Son petit tailleur noir était certes de circonstance, mais la manière dont ses jambes en sortaient lui donnait un air sexy qui ne paraissait pas avoir sa place dans cette ambiance sérieuse, triste et grise. Henning sentit cette image lui transpercer les pupilles et s'imprimer dans son cerveau. Il savait qu'il se souviendrait de ce moment toute sa vie.
La cérémonie se termina par une procession vers le cimetière proche du crématorium, où eut lieu la dispersion des cendres sur la pelouse cinéraire, et par la longue litanie de condoléances à la famille. C'était bien là la seule chose commune avec les célébrations religieuses allemandes auxquelles il avait assisté jusque-là. Il se rangea dans la file qui s'était formée devant la veuve. Lorsqu'il arriva devant Cathy, il se rendit compte que tout ce qu'il pensait dire sonnait creux et vide, tant toutes ces formules de circonstance étaient ressassées à chaque enterrement. Vraiment difficile d'être original dans ces cas-là. Il balbutia néanmoins avec son léger accent allemand :
 — Je suis désolé, Cathy. S'il y a quelque chose que je peux faire, n'hésite pas à m'appeler.
— Je suis contente que tu sois venu. Je sais que ça lui aurait fait très plaisir. Passe me voir demain à la maison. On pourra parler plus longtemps.
Il acquiesça avant de laisser la place aux suivants. Il s'écarta un peu pour fumer une cigarette.
— C'est une mauvaise habitude, lui lança une voix derrière lui.
Il se retourna et se retrouva face à face avec la femme aux cheveux noirs qu’ il avait déjà remarqué durant la cérémonie.
 — Je sais, mais vu les circonstances, je n'ai aucun remords à me dire que j'arrêterai un autre jour.
— Très bon argument. Vous pouvez m'en donner une ?
Henning lui tendit son paquet de cigarettes avant de se présenter pour entretenir la conversation.
— Henning. Henning Müller.
— Marie Dulac. Vous êtes allemand ?
— Coupable, répondit-il en riant.
— Vous connaissiez bien Pascal ?
Henning tira un coup sur sa cigarette avant de répondre.
— Il fut un temps où on se connaissait bien. On était ensemble à la fac, en Allemagne, mais vous savez ce que c'est, avec le temps et la distance, on se perd un peu de vue.
— Oui, c'est vrai qu'il avait fait ses études en Allemagne. À Mayence, n'est-ce pas ?
— Exact. Et vous ? D'après ce que j'ai pu comprendre, vous étiez très proches de Pascal.
— Oui, si l'on veut. Sur le plan professionnel. On travaillait ensemble depuis trois ans. Ça crée des liens. Il m'a beaucoup aidée quand j'ai commencé.
Henning remarqua qu'il avait été tellement choqué par la mort de son ami qu'il n'avait même pas encore cherché à savoir pourquoi il avait été abattu.
— Vous êtes journaliste, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Vous savez sur quoi il travaillait ? Peut-être que ça a un rapport avec sa mort.
— Non, pas vraiment. Je l'ai vu le soir de sa mort, avant qu'il ne quitte le journal. Il a dit qu'il était sur un gros coup, mais comme je l’ai dit tout à l'heure, il ne s'exprimait jamais sur quoi que ce soit avant d'être vraiment sûr de ce qu'il avançait.
— Et la police, qu'est-ce qu'elle en dit ?
— Pas grand-chose jusqu'à présent. J'ai quelques contacts à la police locale, mais pour l'instant, nichts, rien, nada. Nous savons juste qu'il est mort d'une balle dans la tête jeudi dans la soirée, devant son domicile, en sortant de sa voiture.
— C'est Cathy qui l'a trouvé ?
— Oui, elle a entendu la voiture, mais comme il tardait à rentrer, elle est sortie et l'a trouvé allongé dans l'allée du garage.
S'en suivit un long silence, aucun des deux ne voyant rien à ajouter.

(...)

À SUIVRE ...

2 commentaires:

  1. Bonjour Julien ! À la lecture de ces extraits, j'ai eu envie de connaître la suite. Je l'ai donc acheté, au format kindle. Bonne continuation. Edith.

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    1. Merci. J'espère que vous en apprécierez la lecture. Je vous souhaite une bonne fin d'année 2016 et un excellent passage à l'an 2017.

      Cordialement,
      Julien.

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