CHAPITRE 1
(Le 11 septembre 2014)
Noir. C'était en noir
qu'Henning aurait dû repeindre les murs de son nouvel appartement, un
trois-pièces de soixante mètres carrés. Sa femme, experte en feng shui, lui
avait toujours ressassé les oreilles avec le fait que l'appartement reflétait
l'âme du ou des propriétaires. Au moins, s'il avait repeint les murs en noir au
lieu de ce blanc stérile qu'il s'était cru obligé d'acheter, ça aurait vraiment
reflété son état d'esprit actuel.
— Entrez, Monsieur
Müller, lui avait dit quelques mois plus tôt Hans Bernstein, le chef du
personnel du Frankfurter Kurier, le
journal pour lequel Henning travaillait comme rédacteur depuis cinq ans. Vous
n'êtes pas sans ignorer la situation critique dans laquelle notre secteur tout
entier se trouve. La digitalisation du monde de l'information a provoqué un
changement de comportement chez nos lecteurs qui maintenant préfèrent
l'information gratuite en ligne à l'achat du format papier. C'est pourquoi nous
ne pouvons plus nous permettre d'employer autant de personnel et je regrette de
devoir vous annoncer que vous êtes licencié à partir du mois d’octobre.
Henning était d'abord
resté sans voix, se demandant à combien de personnes ce petit con de chef avait
pu répéter ce discours appris par cœur, dénué de toute empathie. Sa vision de
l'avenir s'était effondrée d'un coup à ce moment-là. Comment allait-il annoncer
la nouvelle à sa femme ? Il lui avait fallu trois jours pour accumuler
suffisamment de courage pour le lui annoncer. Trois jours durant lesquels il
avait cherché les mots adéquats et la manière de l’exprimer. Une ou deux
phrases qui auraient communiqué la triste réalité, mais sans la gravité qu'il y
voyait et peut-être même en y ajoutant une note d'optimisme. Cependant, le
matin du troisième jour, comme il n'avait toujours rien trouvé, il s'était
surpris à dire la vérité toute crue :
— Je suis viré !
Au début, Léonore ne
l'avait pas si mal pris, mais après le temps de la consolation, les disputes
s'étaient multipliées, et leur relation avait fini par se rompre. Malgré les
dizaines de CV qu'il avait envoyés dans toute l'Allemagne, il n'avait toujours
pas retrouvé d'emploi et elle ne pouvait s'empêcher de l'en culpabiliser. Il
avait donc pris un appartement dans le quartier Saint-Martin de Darmstadt, une
petite ville agréable située trente kilomètres au sud de Francfort. Il avait
déménagé le week-end précédent, mais il n'avait pas encore vraiment emménagé.
Certes, les meubles étaient plus ou moins à leur place, mais aucune des
innombrables caisses n'avait encore été rangée.
Il lui restait trois
semaines de vacances à prendre avant la date officielle de son licenciement. La
veille avait donc été son dernier jour à la rédaction du Frankfurter Kurier. Sachant que personne ne l'attendait à la maison,
il n'était pas rentré tout de suite. Au lieu de cela, il s’était précipité dans
un des bars du voisinage au nom prometteur : « Carpe Diem ». Il
ne savait plus combien de bières il avait bues, mais au mal de crâne qu'il
ressentit au réveil, il en estima le nombre à... beaucoup trop. Décidément,
cette première journée de chômage commençait du tonnerre. La première chose qui
traversa son esprit embrumé fut le mot « café ». Et ce mot seul lui
donna la force de se rendre dans la cuisine.
Cette petite machine à
café compacte était le seul objet qu’Henning avait déjà sorti de sa caisse et
installé bien en vue dans la cuisine. Après tout, il s'agissait là d'un
appareil de première nécessité. Rien qu'à entendre le moulin électrique moudre
les grains de café et à renifler l'arôme torréfié qui se dégageait de ce
percolateur des temps modernes, il sentit la brume qui lui envahissait le
cerveau se disperser et après deux ou trois gorgées du breuvage miraculeux, il
distingua même l'une ou l'autre pensée logique. Il ouvrit le réfrigérateur dans
le but de se préparer un bon petit déjeuner qui lui calmerait l'estomac,
malheureusement, son frigo était plus vide que tous les verres de la veille
dont il gardait un vague souvenir.
Il n'y avait plus qu'un
seul moyen d'éliminer les milligrammes d'alcool résiduels. Il enfila une tenue
de sport, activa le lecteur mp3 de son smartphone et sortit de son appartement.
Après une heure de jogging intensif dans le Herrngarten, un de ces grands
espaces verts situés au cœur de la ville, il ne subsistait de la gueule de bois
d’Henning qu'un léger picotement situé derrière son sourcil droit. Il avait
toujours considéré le sport comme un remède à tous les maux. Bien sûr, sa
condition s'était amoindrie. Il faisait moins de musculation, il buvait plus
d'alcool qu'auparavant et il avait recommencé à fumer. Mais même s'il s'était
légèrement empâté au cours des derniers mois, il restait un colosse musclé
capable de courir une heure sans s'arrêter.
De retour dans son
appartement, il prit soudain conscience de l'ennui que représentait la vie
telle qu'elle s'offrait à lui. Il était seul. Il résista à l'envie de se
vautrer devant la télévision et, déterminé à rendre cette journée un tant soit
peu constructive, il entreprit de se consacrer entièrement au rangement des
caisses pleines qui jonchaient l’appartement. Au fur et à mesure que les
caisses disparaissaient et que les étagères se remplissaient, il sentait que sa
vie s’améliorait. Malheureusement, ce sentiment de bien-être s'estompa
rapidement. Lorsqu'il ne resta plus que trois lourdes caisses pleines d'albums photo,
il s'assit sur le sol et commença à feuilleter les lourds volumes. Henning fut
très vite rattrapé par la nostalgie. L'un après l'autre, il revisita les
chapitres achevés de sa vie, bien conscient qu'un nouveau commençait
aujourd'hui. Au fur et à mesure qu'il tournait les pages de son album de
mariage, il se remémorait à quel point il avait été heureux ce jour-là. Léonore
resplendissait. Henning s'en souvenait comme si cela s'était passé la veille,
alors qu'en fait, dix-huit ans s'étaient écoulés depuis ce jour. Pascal, son
meilleur ami à l'époque, lui avait dit lors de son enterrement de vie de garçon
qu'il faisait une erreur. Henning avait mis cette réflexion sur le compte de
l'énorme quantité d'alcool qu'ils avaient consommée et l'avait purement et
simplement ignorée. Pascal, quant à lui, n’avait jamais plus abordé le sujet.
Il avait tort. Un mariage qui dure dix-huit ans ne peut pas être une erreur. Il
le dirait à Pascal la prochaine fois qu’il en aurait l’occasion. Il devait bien
admettre que le contact avec Pascal s'était considérablement étiolé ces quinze
dernières années, depuis qu’il était retourné vivre en Belgique. Depuis lors,
ils s'étaient contentés d'un ou deux coups de téléphone par an et cela devait
bien faire cinq ans qu'ils ne s'étaient pas revus. D'un seul coup, il fut
projeté vingt ans en arrière. Les années de complicité qu'il avait partagées
avec son ami lui revinrent en mémoire : les fêtes estudiantines, le
carnaval, les soirées-guitare, les semaines de bloque et les examens. Ils
s'étaient rencontrés à l'université de Mayence au début de leurs études de
journalisme et jusqu'à aujourd'hui, le contact ne s'était jamais rompu. Il
ressentit soudain une envie irrésistible de reprendre contact avec son ami de
jeunesse et se promit de l'appeler au plus vite.
Il rangea les derniers
albums sur l'étagère et regarda autour de lui avec la fierté du travail
accompli. L'appartement paraissait nickel, mais également très vide. Plus de
femme, plus de travail, plus d’amis. Ses réflexions déprimantes furent
interrompues par la sonnerie de son smartphone. Sur l'écran apparut un numéro
commençant par l’indicatif +32 , l’indicatif de la Belgique.
Il fit glisser son pouce sur la touche virtuelle verte et amena le téléphone à
son oreille. Ce que son interlocuteur lui annonça le fit pâlir. Un air
d'incompréhension s'imprima sur son visage. Le seul mot qu'il fut capable de
prononcer à ce moment-là fut :
— Quoi ?
CHAPITRE 2
(Le 14 septembre 2014)
Un jeune homme aux
cheveux longs chantait en s'accompagnant à la guitare dans la grande salle du
crématorium.
Lors, montant sur ses grands chevaux,
La mort brandit la longue faux
D'agronome
Qu'elle serrait dans son linceul
Et faucha d'un seul coup, d'un seul
Le bonhomme.
Comme il n'avait pas l'air content,
La mort lui dit : « ça fait longtemps
Que je t'aime.
Et notre hymen à tous les deux
Était prévu depuis le jour de
ton baptême ».
Ce couplet attira
l'attention d'Henning et lui rappela le hit allemand Er war geboren um zu leben, qui avait eu tant de succès quelques
années auparavant. Jamais Henning n'avait ressenti jusque-là une douleur aussi
intense en pensant à une chanson, mais c'était également la première fois qu'il
devait faire face à la mort d'une manière si personnelle. Sa grand-mère était
morte quand il avait cinq ans, mais cela ne comptait pas. Les enfants
percevaient la mort différemment des adultes. Peut-être fallait-il d'abord
avoir vécu assez longtemps pour pleinement avoir conscience de ce que l'on perd
quand quelqu'un s'en va. Et comme si être triste ne suffisait pas, un sentiment
de culpabilité vint s'ajouter à la montagne d'émotions qui s'entrechoquaient
déjà à l'intérieur de son âme en faisant un boucan de tous les diables. Er war
geboren um zu leben. Il était né
pour vivre. Croquer à pleine dent la pomme de la vie, comme ils disaient dans le
cercle des poètes disparus. Combien d'occasions de rire, de discuter devant un
bon verre de vin avaient-ils manquées ? La distance entre Liège et
Francfort n'expliquait pas tout et au fond, ce n'était pas si loin. Que sont
trois cent cinquante kilomètres à l'heure actuelle ? Il avait l'impression
d'avoir appuyé sur la touche « pause » de sa télécommande, le temps
de vivre une autre vie, et qu'un jour, il pourrait reprendre sa vie là où il
l'avait interrompue. Malheureusement, ce ne sera plus possible maintenant qu'un
cinglé avait tiré une balle dans la tête de son ami. La tristesse se transforma
en une colère indescriptible qui lui brûlait les tripes. Une colère envers la terre
entière, mais surtout dirigée contre lui-même.
Entre-temps, le
guitariste avait arrêté de chanter et cédé la place au maître de cérémonie qui
lisait un extrait du « Petit Prince ». Pour Henning, il s'agissait
d'une cérémonie funèbre on ne peut plus inhabituelle. Il n'y avait ni prêtre ni
pasteur pour diriger la cérémonie, seulement un employé du crématorium. Autre
fait curieux, il ne releva aucune allusion à Dieu, aucun passage biblique
servant de fil rouge à la cérémonie. Au lieu de cela, chacun pouvait dire
quelques mots, lire un poème ou chanter une chanson. Il se souvint de vives
discussions sur la religion qu'il avait eues avec Pascal au bar de
l'université. Pascal était un athée convaincu et affirmait à qui voulait
l'entendre qu'il fallait réduire l'influence des religions sur la société.
Henning pensait plutôt que les religions étaient nécessaires, notamment pour
confirmer le caractère chrétien de la population. Après tout, la plupart des
lois actuelles sont fondées sur les dix commandements et sur les lois du
christianisme. Pascal aurait répondu que les Grecs, les Romains et les Égyptiens
avaient proscrit le meurtre et le vol bien avant la naissance du Christ, mais le
colosse germanique n'en était pas plus convaincu pour autant. Des athées comme
Pascal, il y en avait en Allemagne aussi, mais ils restaient très minoritaires.
Henning avait toujours pris son ami pour un oiseau exotique, mais apparemment,
ce phénomène était beaucoup plus répandu en Belgique qu'en Allemagne s'il y
avait des enterrements laïques.
Après la lecture du Petit
Prince, une jeune femme prit la parole :
— Je voudrais rendre
hommage, au nom de l'équipe du journal Liberté nationale, à cet
excellent collaborateur qu'était Pascal Blanchard. Il était non seulement un
journaliste exemplaire, mais c'était aussi un ami très cher pour beaucoup
d'entre nous.
À ces mots, Henning
sentit sa culpabilité remonter à la surface. Étaient-ils, lui et Pascal, de
très chers amis ? Certes, ils l'avaient été lorsqu'ils étaient ensemble à
l'université, mais c'était il y a longtemps.
— C'était un rédacteur
minutieux, prenant toujours soin de vérifier ses sources. Il menait des
enquêtes dignes de Sherlock Holmes. Jamais il n'aurait écrit quelque chose dont
il n'était pas sûr à cent vingt pour cent. Pascal était un vrai justicier,
traquant la vérité, où qu'elle soit. Il a par exemple suivi de près le dossier du Monstre de Charleroi, l’affaire de pédophilie qui a secoué notre
pays il y a quinze ans. Durant quatorze mois, il a enquêté sans relâche pour retrouver
les fillettes disparues. Depuis, il n’a cessé de combattre l’injustice avec son
arme de prédilection : la vérité. Il a aidé à rendre ce monde un peu plus
sûr et je lui en serai à jamais reconnaissante. Il va me manquer.
Il y avait tant
d'émotion dans la voix de la jeune femme qu’Henning ne douta pas une seconde de
sa sincérité. Il se demanda même si leur relation n'allait pas plus loin qu'une
simple amitié. Était-il possible que son ami ait eu une aventure
extraconjugale ? Henning ne l'en aurait pas blâmé : cette femme qui
se tenait devant lui et qui portait Pascal aux nues était très loin d'être
affreuse, que du contraire. Elle devait avoir la trentaine et faisait preuve
d'un charme à toute épreuve. Ses longs cheveux noirs bouclés lui tombaient sur
les épaules et encadraient de manière adorable son visage rond. Juchée sur de
hauts talons qui lui allongeaient les jambes, elle était presque aussi grande
qu'Henning. Son petit tailleur noir était certes de circonstance, mais la
manière dont ses jambes en sortaient lui donnait un air sexy qui ne paraissait
pas avoir sa place dans cette ambiance sérieuse, triste et grise. Henning
sentit cette image lui transpercer les pupilles et s'imprimer dans son cerveau.
Il savait qu'il se souviendrait de ce moment toute sa vie.
La cérémonie se termina
par une procession vers le cimetière proche du crématorium, où eut lieu la
dispersion des cendres sur la pelouse cinéraire, et par la longue litanie de
condoléances à la famille. C'était bien là la seule chose commune avec les
célébrations religieuses allemandes auxquelles il avait assisté jusque-là. Il
se rangea dans la file qui s'était formée devant la veuve. Lorsqu'il arriva
devant Cathy, il se rendit compte que tout ce qu'il pensait dire sonnait creux
et vide, tant toutes ces formules de circonstance étaient ressassées à chaque
enterrement. Vraiment difficile d'être original dans ces cas-là. Il balbutia
néanmoins avec son léger accent allemand :
— Je suis désolé, Cathy. S'il y a quelque
chose que je peux faire, n'hésite pas à m'appeler.
— Je suis contente que
tu sois venu. Je sais que ça lui aurait fait très plaisir. Passe me voir demain
à la maison. On pourra parler plus longtemps.
Il acquiesça avant de
laisser la place aux suivants. Il s'écarta un peu pour fumer une cigarette.
— C'est une mauvaise
habitude, lui lança une voix derrière lui.
Il se retourna et se
retrouva face à face avec la femme aux cheveux noirs qu’ il avait déjà remarqué
durant la cérémonie.
— Je sais, mais vu les circonstances, je n'ai
aucun remords à me dire que j'arrêterai un autre jour.
— Très bon argument.
Vous pouvez m'en donner une ?
Henning lui tendit son
paquet de cigarettes avant de se présenter pour entretenir la conversation.
— Henning. Henning
Müller.
— Marie Dulac. Vous êtes
allemand ?
— Coupable, répondit-il
en riant.
— Vous connaissiez bien
Pascal ?
Henning tira un coup sur
sa cigarette avant de répondre.
— Il fut un temps où on
se connaissait bien. On était ensemble à la fac, en Allemagne, mais vous savez
ce que c'est, avec le temps et la distance, on se perd un peu de vue.
— Oui, c'est vrai qu'il
avait fait ses études en Allemagne. À Mayence, n'est-ce pas ?
— Exact. Et vous ?
D'après ce que j'ai pu comprendre, vous étiez très proches de Pascal.
— Oui, si l'on veut. Sur
le plan professionnel. On travaillait ensemble depuis trois ans. Ça crée des
liens. Il m'a beaucoup aidée quand j'ai commencé.
Henning remarqua qu'il
avait été tellement choqué par la mort de son ami qu'il n'avait même pas encore
cherché à savoir pourquoi il avait été abattu.
— Vous êtes journaliste,
n'est-ce pas ?
— Oui.
— Vous savez sur quoi il
travaillait ? Peut-être que ça a un rapport avec sa mort.
— Non, pas vraiment. Je
l'ai vu le soir de sa mort, avant qu'il ne quitte le journal. Il a dit qu'il
était sur un gros coup, mais comme je l’ai dit tout à l'heure, il ne s'exprimait
jamais sur quoi que ce soit avant d'être vraiment sûr de ce qu'il avançait.
— Et la police,
qu'est-ce qu'elle en dit ?
— Pas grand-chose
jusqu'à présent. J'ai quelques contacts à la police locale, mais pour
l'instant, nichts, rien, nada. Nous savons juste qu'il est mort d'une balle
dans la tête jeudi dans la soirée, devant son domicile, en sortant de sa
voiture.
— C'est Cathy qui l'a
trouvé ?
— Oui, elle a entendu la
voiture, mais comme il tardait à rentrer, elle est sortie et l'a trouvé allongé
dans l'allée du garage.
S'en suivit un long
silence, aucun des deux ne voyant rien à ajouter.
(...)
Bonjour Julien ! À la lecture de ces extraits, j'ai eu envie de connaître la suite. Je l'ai donc acheté, au format kindle. Bonne continuation. Edith.
RépondreSupprimerMerci. J'espère que vous en apprécierez la lecture. Je vous souhaite une bonne fin d'année 2016 et un excellent passage à l'an 2017.
SupprimerCordialement,
Julien.